Il est sans aucun doute hasardeux d’essayer d’imaginer la personnalité et le physique d’un écrivain à partir de ses livres. Mais le contraire ? En octobre dernier, à l’occasion de la 25ème heure du livre du Mans [1], j’ai eu l’honneur de passer, en tant que bénévole sur un stand, un après-midi en compagnie de quelques auteurs de S.F., dont Ayerdhal. C’est un petit homme, les cheveux longs noués en queue de cheval, sympathique, chalereux, un peu franchouillard, légèrement anarchiste, déconneur quand il raconte qu’il vaut mieux, dans les soirées mondaines, dire qu’on est plombier plutôt qu’auteur de S.F. Quel genre de livres pouvait écrire un type comme ça ? Et bien, pas du tout. Lorsqu’est paru en poche son petit dernier, une fois n’est pas coutume, un polar, je me suis jeté dessus. Son style est froid et précis comme le scalpel d’un chirurgien pour une opération à coeur ouvert. Mais ce n’est pas exactement dans un bloc opératoire que l’on tranche ici à tort et à travers à coup de sabre japonais. Un régal.
« Une foule en mouvement entretient d’étranges rapports avec la mécanique des fluides, du moins quand on la considère comme la résultante de propriétés homogènes. Densité, vitesse, vecteurs, mixtion, tant qu’on la regarde de haut en plissant un peu les yeux pour en rendre les détails flous, elle tient tout entière dans une batterie de modèles mathématiques. C’est un petit peu plus compliqué quand on est dedans, parce que chaque entité est une semence potentielle de chaos. Un type s’arrête brutalement en se frappant le front, un autre perd le fil de sa trajectoire en portant son mobile à l’oreille, quelqu’un s’écroule frappé par une crise cardiaque ou l’indiscipline d’un lacet, une nana bifurque à angle droit vers une boutique, une autre hèle une amie perdue de vue depuis dix minutes ou dix ans. Une poignée de flux perdent de leur rigueur: Comme l’homme est un animal plus ou moins intelligent, chacun corrige sa course en conséquence et, surtout, en tenant compte des opportunités qu’offre la rupture d’écoulement. Changer de trottoir, rajuster son pantalon, faire une halte au kiosque à journaux, se glisser dans un flot plus prometteur, slalomer entre deux hésitants, buter contre une personne beaucoup plus attrayante qu’un lampadaire. Les graines de chaos germent. L’effet papillon est en branle. »
De l’utilisation de l’être humain comme matière première pour les sushis
Après avoir bouclé une thèse en psychologie criminelle à Toronto, Stephen Bellenger est employé à Lyon par Interpol où il compulse les affaires criminelles non résolues depuis une vingtaine d’années. Ses recherches l’amènent à s’intéresser à Ann X, une jeune fille qui a tué ses parents pédophiles à douze ans, puis s’est échappée à quinze ans d’un centre de rééducation pour enfants inadaptés en tranchant la gorge d’un éducateur aux mains baladeuses. Depuis, c’est plusieurs centaines de meurtres qu’on la soupçonne d’avoir commis : à chaque fois, un assassinat à l’arme blanche, dont les témoins sont incapable de se rappeler le visage de la meurtrière, quand ils n’en donnent pas chacun une description radicalement opposée. Mais Ann X existe-t-elle réellement ? Ou bien n’est-elle que le subterfuge d’une secte ou d’un service secret pour couvrir des assassinats ?
L’idée géniale de ce roman que, d’après les remerciements, Ayerdhal aurait empruntée à Roland C. Wagner [2], c’est la transparence. Ann X possède le don de s’effacer de la mémoire de ceux qu’elle croise, de passer inaperçue en toute circonstance (un pouvoir qui n’est pas sans rappeller celui de Takeo dans Le clan des Otori) et c’est cette faculté, couplée à sa science du maquillage et du déguisement, qui la rend insaisissable. Comment traquer une meutrière que personne ne voit ou dont tout le monde garde un souvenir différent ? Précisément en recherchant les affaires dont les témoignagnes sont contradictoires ou absurdes. Et c’est à cette tâche que s’emploient Stephen et ses collègues, retraçant le parcours meurtrier de la jeune femme à travers le monde, au fil des scènes de crime, passant juste derrière elle sans jamais la rencontrer, et à travers l’histoire.
Car, pour ce roman policier, l’auteur de science-fiction a choisi d’ancrer profondément son récit dans notre monde et notre histoire qui défile au rythme des chapitres dont les titres sont toujours une date précise. Quitte à créer un rythme quelque peu saccadé, heureusement contrbalancé par les nombreux rebondissements qui contribuent à rendre l’intrigue haletante. Mais, de la chute du mur de Berlin aux attentats contre le World TradeCenter, sur lesquels se concluent le roman, en passant par la guerre en ex-Yougoslavie, c’est toute notre histoire contemporaine revue et corrigée à travers le prisme de l’affaire Ann X. L’auteur en tire une réflexion, parfois quelque peu tarabiscotée, mais toujours intéressante sur la violence, ses formes et ses justifications, et la fameuse transparence, si invisiblement présente dans nos sociétés.
L’autre intérêt de Transparences, ce sont les deux personnages que dépeint Ayerdhal. Stephen, bien sûr, cet étonnant mélange, au-delà du criminologue d’Interpol, de séduction et de naïveté, quelque chose, en somme, entre Dom Juan et Candide. Un homme qui tombe régulièrement des nues, aussi bien en découvrant toutes les implications de l’affaire Ann X que quand une femme qu’il fréquente se retrouve dans son lit. Et Ann X, justement, esquissée dans les courts passages de narration qui la suivent, et dépeinte par les profils psychologiques qu’établie Stéphen à partir de ses crimes et du peu qu’il sait de sa vie. Un portrait contradictoire et absurde, qui pose plus de questions qu’il n’en résout, mystifiant toujours plus le personnage de la meurtrière insaisissable. Laquelle viendra hanter Stephen jusque dans toutes les femmes qu’il croise (et il en croise beaucoup), à tel point qu’il n’aura plus le choix qu’entre devenir fou… ou la rencontrer.
Dommage qu’Ayerdhal n’ose pas aller au bout de ses deux personnages ou de son idée, et conclue gentiment sur une fin un peu décevante. Mais ce ne sont que trois pages à jeter contre cinq cents quatre-vingt dix neuf (et oui !) excellentes : on lui pardonnera bien volontiers.
» Ayerdhal, Transparences ed. Au Diable Vauvert (2004), 560 p., 23€ – Réédition, ed. Livre de poche (janvier 2005), 602 p., 7,50€
[1] Le salon du livre du Mans est organisé par l’association 24 heures du livre » www.24heuresdulivre.fr
[2] Tem, l’héroine des Futurs Mystères de Paris de Roland C. Wagner, est également doué du don de transparence, mais dans un contexte clairement SF » www.noosfere.com (merci à Julien)
Bon tu commence à m’enerver, avec tes critiques… Elles sont suffisament bien écrites pour me donner envie de lire, du coup ca me coute (encore un peu plus) cher… Vive l’occaz…
^^
Déformation professionelle -_-
Je trouve que ça fait un peu bizarre de dire que l’idée génial du bouquin est d’un autre auteur sans en parler plus.
C’est que je ne l’ai pas lu, je me contentais de rendre à César ce qui est à César comme le fait Ayerdhal dans les remerciements. Après recherche, il semblerait que la transparence soit un pouvoir du personnage de "Tem" dans la série des "Futurs mystères de Paris" de Roland C. Wagner.
http://www.noosfere.com/heberg/f...
Merci beaucoup. Le site que vous indiquez est très bien, j’y ai trouvé d’autres rensiegnements et des extraits:
http://www.noosfere.com/heberg/r...
J’avais déjà envie de lire ce roman, ta critique et l’extrait que tu publies n’arrangent pas les choses 😉
Pour la transparence, ça me fait penser à un roman beaucoup plus ancien que celui-ci ou la série de RCW : "Le don" de Christopher Priest, dans lequel il y avait plusieurs personnages "affligés" de cette caractéristique !
http://www.noosfere.org/icarus/l...