Un amendement au projet de Loi de finances 2014 sur le prix du livre a Ă©tĂ© dĂ©posĂ© la semaine derniĂšre par la dĂ©putĂ©e Isabelle Attard et adoptĂ© Ă lâassemblĂ©e nationale, avant dâĂȘtre immĂ©diatement retirĂ© Ă la demande du gouvernement. Cet amendement stipule que le taux de TVA rĂ©duit Ă 5,5% doit ĂȘtre appliquĂ© au livre numĂ©rique (comme câest dĂ©jĂ le cas), sauf si « le ou les fichiers comportent des mesures techniques de protection (âŠ) ou s’il ne sont pas dans un format de donnĂ©es ouvert (âŠ) ». Autrement dit, que les livres commercialisĂ©s dans des formats propriĂ©taires et/ou avec des Mesures Techniques de Protection (DRM) doivent ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme des licences dâutilisation (plutĂŽt que des livres) et doivent donc ĂȘtre taxĂ©s Ă 19,6%.
Lâamendement vise clairement Ă rĂ©server lâavantage fiscal que reprĂ©sente le taux de TVA rĂ©duit aux seuls livres numĂ©riques proposĂ©s dans un format ouvert, interopĂ©rable, et sans Mesure Technique de Protection (DRM), de maniĂšre Ă dĂ©courager des pratiques qui Ă long terme ne peuvent que nuire Ă lâĂ©conomie du livre et Ă la bibliodiversitĂ©.
Voici quelques éléments pour comprendre les enjeux derriÚre cet amendement.
Quâest-ce quâun format propriĂ©taire et un format interopĂ©rable ?
Fut un temps oĂč chaque constructeur crĂ©ait son propre support pour vendre une Ćuvre (VHS/Betamax, Blu-Ray/HD-DVD, etc.) : un cauchemar pour le consommateur qui devait prendre garde Ă choisir un format compatible avec son matĂ©riel, qui pouvait se voir interdire lâaccĂšs Ă une partie des Ćuvres disponibles sur le marchĂ© et qui risquait de perdre toute sa collection si le format disparaissait.
Pour Ă©viter les drames de ce genre avec le livre numĂ©rique, un certain nombre dâacteurs, rĂ©unis au sein de lâorganisation IDPF, se sont mis dâaccord pour crĂ©er un format ouvert et interopĂ©rable : lâePub. Parce que câest un format ouvert, il est facile pour nâimporte qui de concevoir des livres numĂ©riques et des appareils ou applications de lectures sans payer de royalties Ă qui que ce soit. Et si ce format devait un jour disparaĂźtre au profit dâun autre, il sera facile de convertir les fichiers dans un nouveau format.
MalgrĂ© cela, certains sâobstinent Ă crĂ©er et utiliser des formats propriĂ©taires pour des raisons commerciales et politiques. Un format propriĂ©taire est un format conçu par une sociĂ©tĂ© commerciale dans le but dâenfermer ses clients dans un Ă©cosystĂšme fermĂ©. Ainsi, un livre numĂ©rique achetĂ© chez Amazon, ne pourra ĂȘtre lu que sur une liseuse ou une application Amazon. De mĂȘme, sur la liseuse Kindle dâAmazon, on ne pourra pas lire un livre numĂ©rique achetĂ© ailleurs au format ePub pourtant standard, car la liseuse est verrouillĂ©e pour ne lire que les fichiers commercialisĂ©s par Amazon.
Que sont les Mesures Techniques de Protection (DRM)Â ?
Les Mesures Techniques de Protection (en anglais DRM pour Digital Rights Managements), permettent Ă un Ă©diteur ou Ă une plateforme de contrĂŽler les fichiers aprĂšs tĂ©lĂ©chargement en empĂȘchant la copie, le prĂȘt, la diffusion, la conversion dans un autre format (non-propriĂ©taire, par exemple). Dans certains cas, ils permettent mĂȘme lâeffacement Ă distance dâun livre sur lâappareil du client.
Les fichiers numĂ©riques vendus avec DRM sâapparentent donc moins Ă un livre papier (que lâon peut prĂȘter, revendre, donner) quâĂ une licence dâutilisation avec contrainte (comme lâemprunt Ă une bibliothĂšque), bien quâils ne soient que rarement prĂ©sentĂ©s clairement comme tels.
Aujourdâhui, lâinefficacitĂ© des DRM est largement dĂ©montrĂ©e et leur utilisation nâest plus que le fait :
- dâĂ©diteurs peu au fait de la technologie et des usages du livre numĂ©rique, qui les imposent par peur du piratage ignorant quâen rĂ©alitĂ©, ils lâencouragent ;
- de grands groupes éditoriaux qui les imposent aux éditeurs dans leur giron contre leurs avis ;
- de plateformes de vente qui espĂšrent ainsi enfermer leurs clients dans un Ă©cosystĂšme fermĂ© et sâassurer leur fidĂ©litĂ© par la contrainte.
Pourquoi les DRM sont-ils inefficaces, voire contre-productifs ?
Conçus pour prĂ©venir le piratage dâun livre numĂ©rique, les DRM sont aujourdâhui largement considĂ©rĂ©s comme inefficaces.
La raison en est simple : pour un utilisateur un tant soit peu alerte mais sans connaissance technique, il suffit dâune recherche Google et dâun tĂ©lĂ©chargement pour retirer en un clic les DRM dâun livre numĂ©rique. Lâhistoire a montrĂ© que les diffĂ©rentes mesures de protection technique prennent beaucoup plus de temps (et dâargent) Ă concevoir pour les entreprises commerciales quâĂ contourner pour les pirates. Si lâindustrie musicale y a presque totalement renoncĂ© aujourdâhui, ce nâest pas par bontĂ© de coeur.
Plus grave encore que leur inefficacitĂ© contre le piratage, les DRM posent problĂšme parce quâils rendent complexe lâusage des livres numĂ©riques pour lâutilisateur lambda qui les a acquis honnĂȘtement, en compliquant considĂ©rablement le transfert dâun livre numĂ©rique sur une liseuse. JusquâĂ les pousser Ă se tourner plutĂŽt du cĂŽtĂ© des plateformes pirates⊠beaucoup plus simples dâemploi.
Il y aurait beaucoup de choses Ă dire sur le sujet, mais le mieux est de vous renvoyer Ă la lecture de lâexcellent mĂ©moire « Les DRM, passĂ© ou avenir du livre numĂ©rique ? » dâAlice Donet qui fait le tour de la question des DRM dâun point de vue commercial, technique et juridique et dont la conclusion est sans appel. Ă mettre entre les mains de tous les Ă©diteurs qui, par ignorance, y ont encore recours.
Vais-je payer les livres numériques plus cher ?
Non. En France, la loi Lang impose que tous les vendeurs dâun livre le commercialise Ă un prix situĂ© entre 95 et 100 % du prix fixĂ© par lâĂ©diteur. Une plateforme imposant des DRM paiera sur ses ventes une TVA plus importante mais ne pourra pas reporter cette hausse sur le prix de vente public. Cette hausse vise donc Ă exercer une pression sur ceux qui imposent les DRM sans pĂ©naliser le consommateur. Les grandes multinationales Ă©chappent aujourdâhui Ă la TVA française en Ă©tant implantĂ©es en Irlande ou au Luxembourg, mais ce ne sera plus le cas en 2015, date Ă laquelle câest la TVA du pays oĂč se trouve lâacheteur qui sera prise en compte, et non plus la TVA du pays oĂč se trouve le vendeur.
En quoi les DRM et les formats propriétaires sont-ils dangereux ?
Jâai assisteÌ la semaine dernieÌre, dans le cadre du salon de lâĂ©dition indĂ©pendante LâAutre Livre, aÌ un dĂ©bat sur le theÌme âFace aux nouvelles technologiesâ, dĂ©bat qui a rapidement tourneÌ aÌ la diatribe contre le livre numĂ©rique. Les arguments des anti sont toujours les meÌmes : par opposition au livre papier, le livre numĂ©rique ne pourrait pas eÌtre preÌteÌ, ne serait pas durable, etc. Il est inteÌressant de noter que tous ces arguments sâappliquent non au livre numeÌrique luiÂ-meÌme, mais uniquement aux livres commercialisĂ©s dans un format propriĂ©taire et/ou avec DRM, ce que semblait ignorer lâintervenant du dĂ©bat. Câest la marque inquiĂ©tante dâune grande confusion dans lâesprit du grand public (et, visiblement, dans celui de certains professionnels).
Le risque est donc dâancrer durablement dans lâesprit des lecteurs lâidĂ©e que les livres numĂ©riques achetĂ©s lĂ©galement prĂ©sentent de nombreux dĂ©savantages (complexitĂ© dâutilisation, copie et prĂȘt restreint, etc.), lĂ oĂč les livres piratĂ©s leurs permettent de conserver les usages auxquels le livre papier les a habituĂ©s. Câest commettre la mĂȘme erreur que lâindustrie musicale et les diriger avec un coup de pied aux fesses vers les plateformes pirates et les rĂ©seaux peer-to-peer.
Pourquoi l’amendement a-t-il Ă©tĂ© retirĂ© ?
Le gouvernement français est actuellement en procĂšs avec l’Union EuropĂ©enne pour dĂ©fendre l’idĂ©e que les livres numĂ©riques sont bien des livres, et doivent bĂ©nĂ©ficier d’un taux de TVA rĂ©duit, comme les livres papiers. La crainte du gouvernement est que cet amendement ne complique cette nĂ©gociation, mais nombreux sont ceux qui pensent qu’au contraire, la TVA rĂ©duite serait d’autant plus lĂ©gitime si elle distingue les livres en format interopĂ©rable et en format ouvert des licences d’utilisation qui sont de fait des services.
Tout espoir est-il perdu ?
En l’Ă©tat, cet amendement n’est pas parfait et pose encore beaucoup de questions. Si le livre numĂ©rique avec DRM est considĂ©rĂ© comme un service plutĂŽt qu’un livre, la Loi lang est-elle encore applicable ? Les Ă©diteurs qui voient des DRM apposĂ©s sur leurs livres contre leur avis seront-elles Ă©galement pĂ©nalisĂ©s par la TVA ? Mais il a au moins le mĂ©rite de porter le problĂšme sur la place publique.
Une pĂ©tition a Ă©tĂ© lancĂ©e peu de temps aprĂšs le retrait de cet amendement pour demander son retour. Personnellement, je ne crois pas trop au pouvoir des pĂ©titions — mais il faut bien dire que ça ne coĂ»te pas grand-chose de les signer. PĂ©tition ou pas, il est peu probable que l’amendement passe en l’Ă©tat. Comme dit ActualittĂ©, les Ă©diteurs pro-DRM n’ont « pas mĂȘme eu Ă dĂ©crocher leurs tĂ©lĂ©phones pour que l’amendement soit remis au vote, l’initiative Ă©manerait du gouvernement seul ». Il est probable qu’il s’y prĂ©parent sĂ©rieusement pour le deuxiĂšme examen de l’amendement.
NĂ©anmoins, il faut espĂ©rer que lâaffaire permettra au moins de sensibiliser lecteurs et Ă©diteurs aux problĂšmes que posent DRM et formats propriĂ©taires et Ă quoi ils sâengagent souvent sans le savoir. Ă cette fin, nâhĂ©sitez pas Ă Ă©voquer la question avec les lecteurs numĂ©riques qui vous entourent et Ă rĂ©clamez aux Ă©diteurs que vous aimez des fichiers numĂ©riques interopĂ©rables et sans protection technique !
Il va sans dire que les avis exprimĂ©s dans ce billet nâengagent que moi et pas les professionnels du livre qui sont mes clients et les maisons dâĂ©dition auxquelles je participe.
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