Il est des livres qui ont Ă souffrir de leur traduction dans la langue de MoliĂšre. Citons notamment Le guide du voyageur galactique de Douglas Adams qui, outre l’histoire ses diffĂ©rents titres français qui constitue une saga Ă elle toute seule [1], eut Ă souffrir de la traduction de Jean Bonnefoy (par ailleurs grand traducteur de SF devant l’Ă©ternel) qui dans l’impossibilitĂ© de traduire certains jeux de mots (ce qui est bien comprĂ©hensible) crut bon de rajouter quelques bons mots de son cru assez douteux. De la mĂȘme façon, on attend pour la fin de l’annĂ©e chez Lunes d’Encres (DenoĂ«l) une nouvelle traduction du mythique Fondation d’Asimov, Gilles Dumay ayant pris conscience de la disparition d’environ 20% du texte original dans la traduction française.
Pour le roman de Neal Stephenson, c’est le titre qui a morflĂ©. Comment Snow Crash a-t-il pu devenir Le SamouraĂŻ virtuel ? On y trouve bien un type qui manie des sabres japonais, mais sans qu’il soit jamais question des anciens guerriers traditionnels du Pays du Soleil Levant. On y parle bien de quelque chose qui pourrait s’approcher de la rĂ©alitĂ© virtuelle, mais l’auteur explique lui-mĂȘme dans la postface qu’il a volontairement Ă©vitĂ© ce terme pour en choisir un autre plus proche de sa conception de la chose. On ne peut donc que se sentir navrĂ© devant une politique Ă©ditoriale aussi Ă©loignĂ©e du vĂ©ritable intĂ©rĂȘt du livre. C’est Ă se demander comment ce livre pourrait bien atteindre le public susceptible de s’y intĂ©resser. Heureusement que mon blog est lĂ pour ça !
« Jâai une autre question Ă te poser. Raven distribue aussi une drogue dans la RĂ©alitĂ©. Elle sâappelle, entre autres, Snow Crash, tu sais ce que câest ?
– Ce nâest pas une drogue. Il lui donne seulement lâaspect et la consistance dâune drogue pour inciter les gens Ă en prendre. La substance est mĂ©langĂ©e Ă une petite quantitĂ© de cocaĂŻne et dâautres ingrĂ©dients traditionnels.
– Si ce nâest pas une drogue, câest quoi alors ?
– Il sâagit de sĂ©rum sanguin chimiquement traitĂ©, prĂ©levĂ© sur des gens contaminĂ©s par le mĂ©tavirus. Ce nâest quâun moyen de plus de propager le virus.
– Qui est derriĂšre tout ça ?
– LâEglise de Bob L. Rife. Tous les gens qui en font partie sont contaminĂ©s.
Hiro enfouit sa tĂȘte dans ses mains. Il ne se concentre pas exactement sur la chose, il la laisse ricocher dans sa tĂȘte jusquâĂ ce quâelle sâimmobilise dâelle-mĂȘme.
– Une seconde, Juanita. Il faudrait te dĂ©cider. Ce Snow Crash, au juste, câest une drogue, un virus, ou une religion ?
Elle hausse les épaules.
– Quelle diffĂ©rence ? »
Sortez couvert
Le futur proche, aux Etats-Unis. Hiro Protagoniste livre des pizzas pour la branche commerciale de la Mafia. Autant dire qu’il est soulagĂ©, quand il crashe son vĂ©hicule, de devoir rembourser le camion et d’ĂȘtre simplement licenciĂ©. Mais si dans la RĂ©alitĂ©, Hiro est un looser, dans le MĂ©tavers c’est un des hackers les plus rĂ©putĂ©s et le plus grand sabreur de cet univers virtuel (mais c’est facile quand on a soi-mĂȘme codĂ© le programme). Normal donc que Tonton Enzo, parrain suprĂȘme de la Mafia, son ancien patron, fasse appel Ă lui pour enquĂȘter sur le Snow Crash, une drogue qui vient d’ĂȘtre lancĂ©e sur le « marchĂ© » et qui a pour particularitĂ© d’agir Ă la fois dans la RĂ©alitĂ© et dans le MĂ©tavers. Commence alors une enquĂȘte Ă cent Ă l’heure dans un univers futuriste jubilatoire, oĂč Hiro croisera toutes sortes de personnages hauts en couleurs comme une jeune coursiĂšre blonde de 15 ans, un AlĂ©oute qui ne se sĂ©pare jamais de sa tĂȘte nuclĂ©aire, un vietnamien qui a troquĂ© son corps humain inefficace contre un camion bourrĂ© d’Ă©lectronique, et quelques dieux sumĂ©riens oubliĂ©s.
Vous l’aurez sans doute compris Ă ce stade, Snow Crash est un roman de SF cyberpunk, au mĂȘme titre Neuromancien dont on a dĂ©jĂ parlĂ© sur ce blog [2]. Mais aprĂšs le roman de William Gibson qui s’Ă©garait dans un jargon, certes rĂ©aliste, mais surtout obscur, le roman de Neal Stephenson est un vrai plaisir. Quoique moins littĂ©raire, ce que Snow Crash perd en style, il le gagne en lisibilitĂ©. Neal Stephenson n’hĂ©site jamais Ă prendre le temps d’expliquer en dĂ©tail les concepts qu’il a imaginĂ©s, leur assurant une certaine crĂ©dibilitĂ©. Et si le monde qu’il dĂ©crit, qui ne manque pas de piquant, est moins sinistre que celui de Gibson, c’est uniquement parce que Stephenson le dĂ©crit avec un certain humour. Les Etats-Unis du futur ont ainsi explosĂ© en un grand nombre de franchises commerciales ou religieuses et en mini-Etats plus ou moins fascistes, tous plus absurdes les uns que les autres, Ă l’image du Grand Hong-Kong de Mr. Lee ou de la RPKK, la RĂ©publique Provisoire de Kenai et de Kodak
Et bien que l’univers imaginĂ© par Stephenson suffirait Ă servir de cadre au rĂ©cit tant il est complexe, la moitiĂ© du roman se dĂ©roule dans un autre, appelĂ© MĂ©tavers. Comme le veut le principe cyberpunk, l’informatique a Ă©voluĂ© jusqu’Ă occuper une place prĂ©pondĂ©rante dans la sociĂ©tĂ© et dans la vie quotidienne. Outre le cyberespace imaginĂ© par Gibson, les heureux possesseurs de matĂ©riel informatique peuvent accĂ©der Ă un univers entiĂšrement virtuel, dans lequel on se dĂ©place sous la forme d’un avatar. Dans cet espace physique immatĂ©riel, qui prend la forme d’un Boulevard, chacun peut se dĂ©placer, rencontrer d’autres gens, acheter son bout de terre et y bĂątir sa maison, comme il le ferait dans la RĂ©alitĂ©.
Mais, Ă©vitant les basses facilitĂ©s visuelles d’un Matrix, on sent que Stephenson a vĂ©ritablement rĂ©flĂ©chi Ă son concept et Ă toutes les contraintes et facilitĂ©s quâimplique un univers entiĂšrement virtuel. Comment garder un semblant de cohĂ©rence visuelle dans un environnement oĂč la matiĂšre premiĂšre pour construire est gratuite et oĂč chacun peut adopter l’apparence qui lui plaĂźt (comme par exemple celle d’un pĂ©nis qui parle, idĂ©e qui semble chĂšre Ă l’auteur) ? A quoi pourrait ressembler une poursuite Ă moto ou un combat au sabre dans le MĂ©tavers oĂč la physique ne connaĂźt pas de limite de vitesse ? Autant de questions auxquelles l’auteur prend un malin plaisir Ă apporter une rĂ©ponse originale et toujours crĂ©dible.
Si Snow Crash s’arrĂȘtait lĂ , ce ne serait qu’un simple roman cyberpunk, mais au-delĂ de l’informatique omniprĂ©sente et des mĂ©gacorporations rĂ©gnant sur la sociĂ©tĂ©, Neal Stephenson se paie le luxe d’Ă©chafauder une thĂ©orie dĂ©lirante mais jubilatoire, comparant la religion Ă un virus neurolinguistique. Revisitant les mythes sumĂ©riens et la Bible Ă la lumiĂšre de cette idĂ©e, il Ă©crit une nouvelle Histoire de l’aube de l’humanitĂ© dans lesquels les dieux sumĂ©riens ont bel et bien existĂ© et n’Ă©taient rien de plus que de simple prĂȘtres capables de « hacker » le cerveau humain pour y permettre la propagation de la religion comme d’un virus.
MalgrĂ© quelques passages un peu longuets et peut-ĂȘtre une centaine de pages en trop, Snow Crash est bien un excellent roman cyberpunk, mais s’affranchissant sans problĂšme du genre pour verser dans quelque chose de totalement dĂ©lirant mais de terriblement bien documentĂ©. Tout cela menĂ© par un hĂ©ros bien souvent dĂ©passĂ© par les Ă©vĂšnements dĂšs qu’il ne s’agit plus de manier un sabre ou un ordinateur, si bien qu’il en devient presque touchant.
» Neal STEPHENSON, Le samouraĂŻ virtuel (Snow Crash), traduction de Guy Abadia (beuaahh !), ed. Robert Laffont (1996), 432 p., 22,71⏠– Réédition, ed. Livre de Poche (2000), 569 p., 7,30 âŹ
[1] Et que l’on trouvera relatĂ© dans le livre de Baudouin Eschapasse, « EnquĂȘte sur un guide de voyage dont on doit taire le nom » aux Ă©ditions Panama, dont je recommande chaudement la lecture des pages 161 Ă 165 Ă ce sujet.
[2] Dans le billet du 8 janvier 2006 » www.nokto.net…
Si Snow Crash est le roman qui a fait connaĂźtre Neal Stephenson, il en a Ă©crit d’autres avant. A noter la parution il y a deux jours d’une réédition de Zodiac, un « eco-thriller », chez Folio SF, avec un titre bien traduit et une couverture pas trop moche ! Je ne l’ai pas lu, mais il semble que cela soit du mĂȘme tenant, aussi dĂ©lirant et jubilatoire, sur un tout autre sujet. On pourra en lire lire une critique sur le site Quarante-Deux.